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Au rythme du Népal avec la photo-reporter Bibbi Abruzzini

Au rythme du Népal avec la photo-reporter Bibbi Abruzzini

Marin Woisard
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Globe-trotteuse insatiable, Bibbi Abruzzini est une photo-reporter française basée au Népal depuis 2010. Ses clichés pris sur le vif témoignent de réalités dépaysantes qu’elle nous transmet avec un sens aiguë de la composition. (english version below).

Mille visages tannés par la vie, autant de sourires d’enfants et quelques appartements spartiates. La photographe et reporter Bibbi Abruzzini saisit ce qui pourrait habituellement échapper aux médias, en s’attachant à une vision humaniste plutôt que courir derrière l’information. Son regard se pose sur des quotidiens qui résonnent étrangement en nous.

D’un geste ou d’un regard, on se projette dans des histoires intimes et touchantes malgré les différences culturelles, de l’enseignement traditionnel du kung-fu des moines bouddhistes, à l’agitation cosmopolite des rues de Kathmandu, et la découverte de l’unique cirque du Népal.

L’humanisme avant tout

Correspondante à l’étranger pour de nombreuses publications, Bibbi a écrit sur la thérapie par le cirque dans le Népal post-tremblement de terre, ou encore la guérison des victimes d’attaques d’acide en Asie du Sud et la réinsertion par l’art dans des prisons en Colombie. En mettant en lumière ces communautés, la journaliste témoigne de sujets positifs et considère ceux que l’on ne regardait plus.

Équipée de son appareil photo et de son fidèle calepin, elle parcoure le monde cramponnée à sa quête de journalisme curatif, quasi vocation qui nous guérit par la même occasion.

La folie du catch, l’héritage de Bhaktapur © Bibbi Abruzzini
Marin : Hello Bibbi. Peux-tu te présenter à travers 3 emojis ? Qu’est-ce qu’ils représentent pour toi ?

B.A. :  🥋 L’uniforme de karaté à cause de mon obsession pour les arts martiaux : Bruce Lee, l’essor du cinéma hongkongais, Walker Texas Ranger, les Kung Fu Nuns de l’Himalaya et la saga Dragon Ball.

📖 Je me suis plongée dans la lecture ces derniers jours. J’ai lu des livres étranges sur la psychologie évolutive recommandés par mon frère aîné, ainsi que des zines achtes à l’infopoint mis en place par des groupes punks pionniers du Népal.

🚀 Un vaisseau spatial à cause de ma curiosité pour tout ce qui ne s’explique pas.

M. : Aux grandes femmes, Bibbi Abruzzini reconnaissante… Qui invites-tu, dans ton Panthéon personnel ?

B.A. : La photographe Elsa Dorfman pour sa nonchalance, ses grands formats, son caractère geek et ses archives. L’actrice Giulietta Masina, égérie et épouse de Federico Fellini, pour sa maladresse, sa douceur et son bel accent romain. Barbara Hammer parce qu’elle joue avec les visuels, montre des couples qui font l’amour et normalise les discussions sur la sexualité.

 

Lisa Leslie, la première femme à avoir dunké le ballon dans un match WNBA, pour avoir passé des heures à bavarder de la beauté du basket-ball. Enfin, et surtout, les femmes de ma famille, mes grands-mères qui jouent aux cartes et boivent de la grappa fait-maison, ma mère pour les discussions sans fin sur le présent et l’avenir, ma sœur pour les séances de lypsincing et de karaoké tard dans la nuit.

M. : Tu documentes des quotidiens lointains par la distance géographique, qui nous deviennent proches par la puissance d’évocation de l’image. Qu’est-ce qui te passionne dans le photo-journalisme ?

B.A. : Les images racontent le fragment d’une histoire beaucoup plus grande. C’est le processus qui m’intéresse, briser les barrières entre l’intimité et la familiarité, créer un pont, surmonter le défi de se sentir mal à l’aise avec un étranger. L’introduction avec ma question « est-ce que je peux prendre une photo de vous ? » puis les petits moments de suspense. Quand j’étais petite, je disais « ciao » à des inconnus dans les rues de Rome et j’engageais des conversations au hasard. J’aime la légèreté de la convivialité. La photographie me permet de répondre aux attentes de mon enfance.

 

Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de nécessairement profond derrière mes photos. Certaines personnes sont plus mémorables que d’autres, certaines rencontres laissent des traces, mais presque toutes ne représentent qu’un petit moment dans le temps et l’espace. J’aime souvent penser que la vie est courte mais que les jours sont longs… La photographie est un moyen de remplir mes journées avec quelque chose que je perçois comme beau, excitant et difficile. Je ne suis pas sûre de mon travail, je ne pense pas avoir vendu ou exposé une seule photo au cours de ces 10 dernières années, mais c’est quelque chose que je continuerai toujours de faire.

M. : Tu es actuellement au Népal, raconte-moi l’histoire qui te lie à ce pays…

B.A. : Je suis arrivée au Népal en 2011 à seulement 21 ans, avec une énorme valise et personne pour venir me chercher à l’aéroport. J’ai dû raconter au moins 100 fois l’histoire de mon arrivée, mais la vérité c’est que c’est arrivé par hasard. J’y suis restée ensuite près de 6 ans, en allant et venant en fonction de mon Visa. Mon expérience au Népal a façonné la résistance de mon estomac, mon appréciation des douches chaudes, ma dépendance au prosciutto, mon obsession des compétences linguistiques et l’utilisation de mes sens. Ici, j’ai rencontré mes mentors parmi qui les photojournalistes Sanjog Manandhar et Dinesh Golay, qui ont passé des jours à m’expliquer comment utiliser mon appareil photo en mode manuel.

Le cirque de Kathmandu est le seul cirque contemporain du Népal. Il a été créé en 2010 par 13 survivants de la traite d’êtres humains organisée dans des cirques en Inde. Au cours de la dernière décennie, grâce à la magie du cirque et à la méthode du Forum Theatre, ils ont sensibilisé au trafic d’êtres humains, à la stigmatisation menstruelle et aux violences faites aux femmes dans les villages du Népal. Leur parcours a déclenché des micro-révolutions personnelles et collectives © Bibbi Abruzzini
M. : Quels projets mènes-tu en ce moment là-bas ?

B.A. : J’y suis maintenant avec mon complice et on laisse le pays nous inspirer. On a lancé un nouveau projet appelé Sanchaichi et un magazine auto-publié intitulé Zinus, où l’on explore des sujets variés tels que la révolution psyborg, la vie des ascètes et ce qui a amené les hippies à s’installer au Népal au début des années 60. On réalise des documentaires sur les rescapés de la traite d’êtres humains qui ont lancé leur cirque, des catcheurs dramatiques, des moines kung-fu, la première femme cavalière d’éléphant en Asie du Sud et la pollution suffocante des villes.

M. : De quoi se compose ton quotidien au milieu de tous ces sujets passionnants ?

B.A. : On passe la plupart du temps à lire, à regarder, à bavarder, à prendre des photos et enregistrer des images. Le soir, on se détend avec notre « gang » en sirotant du thé dans la chambre noire nouvellement créée au cœur de Katmandou, où ils veulent faire revivre la photographie analogique. On vit en fait dans ce qui était autrefois le Camp Hotel, l’un des anciens points de rassemblement des hippies qui arrivaient au Népal. Le bâtiment appartient à la famille d’un ami. Parfois, on trouve de petits objets étranges laissés par les hippies dans notre chambre, ce qui peut ressembler à une chasse au trésor.

M. : Tu me racontes une anecdote liée à l’une de tes photos ?

B.A. : C’est une photo que j’ai prise en Toscane cet été. J’ai décidé de quitter Bruxelles et de voyager à travers les régions émotionnelles de l’Italie. Un jour, on s’est retrouvé dans ce petit village très étrange en Toscane. C’était un de ces lieux de vacances typiques de la côte italienne avec plein de clichés et sa beauté étrange. Les familles se reposaient parmi les pins. Les vieilles femmes faisaient des mots croisés. Les enfants mangeaient de la glace. Les adolescents jouaient aux jeux d’arcade. Le racisme latent contre ceux qui essayaient de vendre de petits objets sur la plage était souvent évident. On lisait et on se détendait près de l’eau, quand je les ai soudain vus. J’ai vu ces pieds.

 

Je ne me souviens même pas à qui ils appartenaient, mais je les ai trouvés si beaux dans leur étrangeté ! Pas de méprise, je n’ai pas de fétichisme des pieds bien que les pieds aient joué un grand rôle dans ma vie. Apparemment, une partie de la famille Abruzzini est connue pour la forme étrange de ses pieds (rires). Des personnes ont comparé les miens à ceux d’une ballerine russe, d’autres m’ont dit qu’ils ressemblaient à ceux d’un hobbit.

M. : Tu n’échappes pas à la question signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’un.e artiste ?

B.A. : Être un artiste c’est pardonner, oublier, se souvenir et détruire.

ENGLISH VERSION

Marin : Hello Bibbi. Can you introduce yourself in 3 emojis and explain their meaning ?

B.A. :  🥋 The Karate uniform emoji because of my obsession with martial arts. From Bruce Lee and the rise of Hong Kong cinema and Walker Texas Ranger, to the Kung Fu nuns of the Himalayas and the Dragon Ball saga.

📖 Reading is a habit, and I am furtunate enough to be quite immersed in it these days. I have been reading weird books about evolutionary psychology reccomended by my older brother as well as zines from the infopoint set up by Nepal’s pioneering punk groups.

🚀 A spaceship because of my curiosity for everything that cannot be explained.

M. : Which substantial female icons inspired you?

B.A. : Photographer Elsa Dorfman for her nonchalanche, big formats, geekiness and archival skills. Actress Giulietta Masina, muse and wife of Federico Fellini, for the goofiness, softnness and beautiful Roman accent. Barbara Hammer for playing with visuals, showing couples making love, and normalising discussions around sexuality. Lisa Leslie, the first woman to dunk the ball in a WNBA game, to spend hours chitchatting about the beauty of basketball. And last but not least, the women of my family, my grandmothers to play cards and drink homemade grappa, my mother for the endless discussions about the present and the future, my sister for the lipsynching and karaoke sessions late at night.

M. : What are you interested in photojournalism ?

B.A. : Pictures, just as much as most of our flows of words, just tell a little tiny slice of a much bigger story. In pictures I never found my « truth » or the truth of somebody else. What interests me is the process, the breaking the barriers between privacy and familiarity, creating a bridge, overcoming the challenge of feeling akward with a stranger. The little rituals that are as much cultural as global. The introduction, the question « can i take a picture of you? » and then the little moments of suspence or the additional questions that arise. Since I was a child I used to say « Ciao » to complete strangers in the streets of Rome, engaging in random conversations. I just like the lightness of conviviality. I am loved and punished for this. Photography allows me to live up to my child expectations.

 

I don’t believe there is something necessarily deep behind my pictures. Some people are more memorable than others, certain encounters have left a mark, but almost all of them represent just a small snippet in time and space. I often like to think that life is short but days are long…photography is a way for me to fill my days with something that I perceive as beautiful, exciting and difficult. I am insecure about my work, I don’t think I ever sold or exposed a single picture in the past 10 years, but I think it is something that I will always continue doing.

M. : Why have you settled in Nepal for 10 years?

B.A. : I first arrived in Nepal in early 2011, when I was only 21 years old, with a huge suitcase and nobody to pick me up at the airport. The story of how I have first travelled here I have now told at least 100 times, but the truth is that it is mostly by chance. I wanted to escape my Brussels routine and suddenly found myself in the streets of Kathmandu. I arrived and stayed for almost 6 years, coming and going depending on my visa status. My experience in Nepal has shaped me, the resistance of my stomach, my appreciation of hot showers, my addiction to prosciutto, my obsession with language skills, the secret agents accusations, and the use of my eyes and nose.

 

Here I met my mentors, photojournalists such as Sanjog Manandhar and Dinesh Golay, who have spent days trying to explain how to use my camera in the Manual mode. Now I am here with my partner in crime and we are letting the country inspire us. We have started a new project called Sanchaichi and a self-published magazine names Zinud that will explore things such as the psyborg revolution, the life of ascetics and what brought a wave of hippies to Nepal in the early 60s. We are making documentaries about issues ranging from human trafficking surivivals who have started their own circus, dramatic wrestlers, kung fu nuns, the first woman elephant rider in South Asia and the pollution soffucating our cities.

 

We spend most of our days reading, looking, chitchatting, taking pictures and recording footage. In the evening we relax with our « gang » sipping tea in their newly established dark room in the heart of Kathmandu where they want to bring analog photography back to life. We actually live in what used to be The Camp Hotel, one of history’s forgotten hotspot for hippies arriving in Nepal at the end of their trail. The building belongs to a friend’s family. Sometimes we find weird little objects in our room left behind by the hippies and it feels a bit like a treasure hunt.

M. : Can you tell me an anecdote from one of your photos?

B.A. : This is a picture I took in Toscana this summer. With Tom we built a mobile home which we called Nadine, a woman with super strenght, appearing in David Lynch’s legendary Twin Peaks series. We decided to leave Brussels and travel across the emotional and geographical regions of Italy. One day we found ourselves in this very weird little village in Toscany. It was just one of those typical local vacation spots in the coast of Italy with all its cliches and strange beauty. The families resting among the pine trees. The old women doing crosswords. The kids eating ice cream. The teenagers playing arcade games. The latent and oftentimes obvious racism against those trying to sell little objects on the beach.

 

We were reading and relaxing next to the water, when I suddenly saw them. I saw these feet. I don’t even remember who they belong to, but I found them so beautiful in their strangeness! Don’t get me wrong I don’t have a feet fetish although feet have played a big part in my life. Apparently a part of the Abruzzini family is known for the weird shape of our feet. Some have compared mine to those of a russian ballerina, others have told me they look like the feet of a hobbit.

M. : Bibbi, you know our last question… the signature at Arty Magazine. What is your definition of an artist ?

B.A. : Forgive, forget, remember, destroy.

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