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Édito : Faut-il aller voir le dernier Woody Allen ?

Édito : Faut-il aller voir le dernier Woody Allen ?

Rédaction

Pour certains l’interrogation est légitime, pour d’autres elle ne l’est pas : doit-on dissocier Woody Allen de son oeuvre ? Alors que sort son nouveau film « Un jour de pluie à New-York », trois journalistes et professionnels du cinéma s’emparent de la question avec leur sensibilité propre dans un édito collectif.

Pris dans la tourmente du mouvement post Me Too, le réalisateur new-yorkais est désormais persona non grata aux Etats-Unis alors que sa fille adoptive, Dylan Farrow, a réitéré ses accusations d’agression sexuelle portées contre son père en 1992. Hollywood s’en empare aujourd’hui à brûle-pourpoint. Rebecca Hall et Timothée Chalamet, les acteurs de son dernier film « Un jour de pluie à New-York », se sont publiquement désolidarisés du réalisateur en reversant leurs cachets au fonds de solidarité des victimes d’abus sexuels, créé par Time’s Up.

La question est encore plus épineuse car elle prend aujourd’hui un tournant juridique. Amazon Studios, producteur d’Un jour de pluie à New-York, a cassé son contrat avec Woody Allen en refusant de sortir le film en question, et en abrogeant sa promesse de production de quatre nouveaux métrages. L’artiste demande aujourd’hui 68 millions de dollars de préjudice devant les tribunaux new-yorkais. Pour rappel, le studio avait directement été impacté par le mouvement Me Too avec la démission de son dirigeant Roy Price en 2017. Racheté par le distributeur italien Lucky Red, Un Jour de pluie à New-York vient de sortir en salles, du moins en Europe. Déchirer son billet est-il une forme de soutien politique, ou est-ce que son cinéma prévaut sur le personnage public ?

L’acteur français Timothée Chalamet, vu également dans « Call Me By Your Name », s’est officiellement désolidarisé du réalisateur

Carmen Bramly
Rédactrice en chef adjointe de Twenty Magazine

Faut-il aller voir le prochain film de Woody Allen ? À cette question, ma réponse est « oui » ! Pourquoi se priver d’un tel plaisir ? La bande annonce donne envie, et personnellement, cela me suffit. Concernant les œuvres de fiction, je préfère les dissocier de leurs créateurs, dans un total rejet de la « cancel culture » des réseaux sociaux. En règle générale, les polémiques me sont indifférentes. Seule la fiction m’importe. C’est elle que je juge, à la lumière hyper individualiste de ce qu’elle a su titiller ou agiter en moi.

Aujourd’hui, nous avons de plus en plus de mal à considérer les œuvres de fiction en tant que telles. Cela me rappelle d’ailleurs une conversation récente avec une amie. Elle s’offusquait que je puisse déclarer, sans gêne, mon amour inconditionnel pour le film Le Dernier Tango à Paris de Bertolucci. À ses yeux, j’adoptais là une posture transgressive, par goût puéril de la provocation. Elle ne comprenait pas mes arguments. Mais ce film raconte l’essence même du désir. Parce que je sais ce que c’est de vouloir s’annuler dans le sexe, de nier son identité et celle de l’autre pour n’être que deux corps abandonnés au chaos de l’existence, j’ai de l’empathie pour le personnage incarné par Marlon Brando. Deux corps sans noms, sans passé, sans avenir, dans un appartement vide. J’y retrouve ma propre ambivalence, la sève dérangeante de mes fantasmes.

Bien sûr, en défendant la fiction, on pourrait m’accuser de cautionner ce qui l’entoure, ce qui lui a permis d’exister, le réel. Ce serait trop manichéen. Personne ne peut être insensible à la manière dont la jeune actrice Maria Schneider a vécu ce tournage. Simplement ce n’est pas parce que l’on condamne les actions d’un réalisateur que l’on doit condamner son film. Parce que le Dernier Tango est pour moi un immense film, je continuerai de l’aimer et de chérir ce que j’ai ressenti, la première fois que je l’ai vu, à treize ans : le sentiment d’avoir entrevu quelque chose du mystère de ma propre humanité.

Le film raconte l’histoire de deux étudiants, Gatsby et Ashleigh, qui envisagent de passer un week-end en amoureux à New York. Mais quand la pluie succède au beau temps, leur romance tourne court. Un film sur l’incongru des rencontres, aussi légères et fortuites qu’une averse.

Cyril Martin
Critique Cinéma

Le débat sur le lien entre l’éthique d’une oeuvre et celle de son auteur touche autant au cinéma qu’autres arts comme la musique ou la littérature, avec par exemple Céline, auteur littéraire reconnu pour sa contribution artistique mais controversé depuis la connaissance de son idéologie antisémite retranscrite dans trois pamphlets publiés post-mortem. Il y a trois options qui selon moi s’offrent à tout récepteur de l’oeuvre d’un créateur controversé ou condamné par l’opinion publique. La 1ère repose sur l’ignorance, la 2ème sur l’illusion. La 3ème sur la clairvoyance. Toutes trois sont viables.

1ère option, donc : On peut voir le nouveau film de Woody Allen Un Jour de pluie à New York (2019) sans ne rien connaitre de sa vie. Cette position est légitime et permet le mieux de juger les œuvres d’un auteur pour leurs qualités ou défauts artistiques sans avoir à se référer à sa vie réelle. Si on ne sait pas les soupçons qui pèsent sur Woody Allen, et dès lors que ses films ne sont pas ouvertement autobiographiques ou mal venus, aucun spectateur ne peut se sentir en mauvais droit de voir son nouveau film. Dans cette option où le rapport de Woody Allen avec la tromperie et les femmes n’est pas connu, à chacun de juger s’il est sensible ou non à la représentation des jeunes filles que propose Woody Allen. On dit souvent que connaitre la vie d’un artiste éclaire les choix de ses créations mais on peut aussi juger ses choix en eux-même. L’oeuvre s’éclaire d’elle-même quoiqu’il arrive et avec l’évolution des sociétés. Si représentation malaisante il y a, pas besoin de connaitre les exactions possibles ou avérées de son auteur pour l’identifier.

2ème option : On peut voir un Woody Allen en connaissant de loin ou de près sa vie. Deux champs s’opposent alors : l’opinion sur la vie d’Allen et l’opinion sur ses films. On peut aimer ses histoires et détester le récit de sa propre vie. Et surtout on peut ne voir aucun lien entre les deux, surtout si ce lien n’est pas évident. Que Michael Jackson soit un pédophile avéré ou supposé, on peut soit relire toutes ses paroles à l’aune de sa vie, ne plus apprécier des paroles soupçonnés d’êtres malsaines, ou l’on peut choisir de déconnecter les deux, et continuer d’apprécier ses chansons, surtout celles qui n’auraient aucun lien avec la thématique des enfants. Pareil pour Allen. Coupable ou faux coupable, si ses films n’ont que peu de lien avec ses actes réels, ceux de la 2ème option peuvent détester l’homme mais considérer sa création à part. Il y a une limite à cette 2ème option : son illusion. Illusion car Woody Allen n’est pas un réalisateur dont les films reflètent tant sa vision que celle du scénariste du film. Il est scénariste-réalisateur et donc auteur plein et entier. Et comme toute auteur qui ne serait pas entravé par un tiers, ses films sont éminemment personnels et donc immanquablement reflètent sa personnalité, ses sentiments, son imaginaire, ses idées, autrement dit sa vision du monde. On ne peut détacher sa vie et sa création car les deux sont liés, l’un nourrit l’autre. [La suite après l’image]

Il pleut à verse sur la carrière du réalisateur

3ème option : on peut voir un film de Woody Allen, certes mais de façon consciente, clairvoyante, ne jamais être dupe qu’ils sont imprégnés de l’impact ou de la vérité des accusations contre sa personne. Et tout spectateur assidu de sa filmographie saura reconnaître que les affaires qui accablent Woody Allen sont bien entendu présentes et reflétées dans son écriture de façon directe ou très indirecte, consciente ou inconsciente de sa part. Il n’y a qu’a voir Blue Jasmine (2013), exemple parmi d’autres, où le personnage de Cate Blanchett demande pardon à son fils non-biologique Danny. Dans la vrai vie, Ronan Farrow, le fils biologique de Woody Allen a renié et coupé tout contact avec son père depuis 20 ans, ne lui pardonnant jamais d’avoir quitté sa mère pour sa fille adoptive Soon-Yi. Qu’il soit responsable ou non de maltraitance envers des femmes et des enfants, l’écriture de Woody Allen reflète le poids pour lui et les autres des obscurités de sa vie.

La fiction auteuriste est un mélange entre invention et inspiration d’après le réel. Les films d’Allen dès lors agissent tant comme les témoignages d’un vrai innocent qui se sent coupable ou d’un coupable qui regrette ne pouvoir tout rattraper. Dans cette 3ème option, le public peut donc ne pas aller voir ses films, convaincu de sa culpabilité et en soutien aux victimes présumées. Mais le public peut aussi aller voir ses films en conscience et observer le journal intime d’un homme aux prises avec des remords et une envie d’harmonie avec son entourage pour des actes répréhensibles qu’il a pu commettre, et qui un jour seront vérifiés ou infirmés. Woody Allen aimerait un jour de soleil à New York, mais à ce jour pour lui, son ex-femme Mia Farrow, et ses enfants, adoptés ou biologiques, reste un jour de pluie. À vous de décider !

Présente au casting, Elle Fanning a simplement déclaré à The Wrap : « Je regrette si ma décision de travailler avec qui que ce soit blesse quelqu’un, car ce n’est jamais votre intention de le faire ».

Chloé Maillard
Co-fondatrice d’Androgyne Productions et réalisatrice des Rencontres du Troisième Genre | Site Web
Structure créant du contenu audiovisuel pour promouvoir l’égalité homme-femme et encourager la visibilité des genres humains.

Fût un temps, je ne loupais pas un film de Woody Allen. Je me targuais d’en avoir vu une vingtaine, et pouvais louer la finesse de La Rose Pourpre du Caire (1985), ou passer des soirées à déceler les références artistiques de Minuit à Paris (2011). Mon idée du cinéaste s’arrêtait là, devant l’écran, jusqu’à ce que les accusations d’agressions sexuelles contre sa fille adoptive refassent surface. Certes, l’agression qu’aurait subit Dylan Farrow n’a jamais pu être confirmée. Quelle que soit la véracité de ces accusations, il est révoltant que dès le début de ce genre d’enquêtes, on considère le mensonge et/ou la manipulation par les proches de la victime comme une des principales pistes. Le jugement ne se baserait donc que sur la parole de l’un et de l’autre et, malheureusement, la voix d’un cinéaste renommé pèse visiblement plus que celle d’une femme moins connue médiatiquement.

Aujourd’hui, on ne peut plus décemment ignorer ces scandales – souvent dirigés vers des hommes influents – dont les procédures judiciaires finissent en non-lieux, laissant l’opinion publique perplexe et les éventuelles victimes d’agressions sexuelles découragées par la justice. Pourrais-je revoir ou voir un des films de Woody Allen en faisant abstraction de ces accusations ? À mes yeux, Match Point (2005) est un chef-d’œuvre du cinéma. Ça a toujours été un plaisir de le revoir. Et bien que mon admiration pour le cinéaste ait pris un sacré coup, ça n’enlève – pour ma part – rien au génie du film. En revanche, je n’irais pas voir Un jour de pluie à New-York. Mon engagement féministe a été profondément marqué par le mouvement #MeToo, qui a mis en lumière cette mauvaise habitude de passer sous silence ces scandales, sur lesquels il est confortable de fermer les yeux.

Il me semble nécessaire que nos convictions prennent la forme d’actes concrets. Et si je pense encore pouvoir regarder ses anciens films, je n’irais sans doute plus au cinéma voir “le dernier Woody Allen”.


Merci à Carmen, Cyril et Chloé d’avoir apporté leur éclairage sur ce sujet noueux.
Un Jour de pluie à New-York

Ecrit et réalisé par Woody Allen
Avec Timothée Chalamet, Elle Fanning, Selena Gomez, Jude Law
En salles depuis le 18 septembre 2019

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