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« Atlantique » : la réalité de Dakar au-delà des mers

« Atlantique » : la réalité de Dakar au-delà des mers

Marin Woisard

La réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop a mis 15 ans à développer Atlantique depuis son premier court métrage. 15 ans récompensés par un Grand Prix au Festival de Cannes amplement mérité, ou un trophée soulignant l’importance de ce récit singulier qui utilise les codes du film fantastique et policier pour en renforcer le message social.

Mer Méditerranée, 2 septembre 2015. Un enfant le visage dans le sable, une photo qui choque le monde. Aylan monopolise toute l’attention médiatique. Loin des rives d’un cliché devenu polémique, les pirogues partent de Dakar sans discontinuer, pleines à craquer d’hommes en âge de travailler, poussés à l’exil contre leur gré. En écho aux odyssées qui se brisent dans un tapage médiatique, Mati Diop déploie son film autour d’une réalité sociale silencieuse, toute aussi violente dans ce qu’elle laisse derrière elle. Ici, femmes et enfants restent au pays loin des hommes. Au Sénégal, le contrechamp des médias occidentaux se joue sur les plages de l’Atlantique de la banlieue populaire de Dakar. La capitale sénégalaise ne s’est jamais déployée aussi rude et tangible mais c’est par l’universalité des rêves et des émotions de ses personnages que le film nous attrape. La réalisatrice rend palpable le destin d’un couple de jeunes amoureux, Ada et Souleiman, séparés par le départ du second pour l’Europe.

Le drame est inéluctable. Les rumeurs disent que la mer a rejeté le corps de Souleiman. On ne le verra jamais. Seul le soleil, rouge et immense au-dessus des vagues, comme une entité magnétique et irréelle, laisse augurer que tout ne fait que commencer. Que le film va basculer vers autre chose. C’est par la fiction et en particulier le film de genre, fantastique et policier, que Mati Diop insuffle la dimension humaine que les médias d’information n’entretiennent plus dans leur frontalité crasse. Par l’imagerie du film de fantômes – rideaux oscillant dans le vent, flamme de bougie qui vacille, femmes prises de mystérieuses fièvres – une présence grandit et se confirme, celle des disparus en mer venus réclamer vengeance. La justice sociale est-elle seulement possible par le fantastique ? La jeunesse sénégalaise ne peut-elle vivre qu’une fois disparue ? Dans sa fresque ample et poignante, Mati Diop n’apporte aucune réponse, elle se contente de dérouler un récit où chacun est libre de son interprétation.

Mati Diop filme le contrechamp des plages européennes, où deux amoureux s’échangent des mots doux

C’est avant tout l’histoire d’Ada promise à un autre homme. Le gendre idéal qui sirote des cocktails au bord d’une piscine, et pour lequel l’enjeu principal est d’offrir un iphone pour sa bien-aimée. Elle-même ne sait plus trop qui croire, ce prince clinquant dont elle n’est pas amoureuse, ou les on-dits sur le retour de Souleiman. Les événements vont se précipiter quand un incendie prend le lit des jeunes mariés, et qu’un policier est détaché pour enquêter sur ces étranges événements. En sondant les jeux de pouvoir d’un Dakar pris sous un soleil de plomb, Mati Diop nous confronte à la réalité d’une violence sourde : lutte des classes, batailles politiques intestines, hégémonie de l’argent. La réalisatrice a l’intelligence de ne jamais en souligner le propos, mais de nous placer en tant que spectateur impuissant. Surtout, elle porte son film sur un terrain profondément féministe, simplement amené par des constatations lucides : mariage arrangé, visite médicale prénuptiale, prégnance de la religion. Ce quotidien là est regardé, il n’est jamais commenté.

L’Océan Atlantique, aujourd’hui. Deux amoureux s’échangent un regard épris de tendresse, un éclat volé d’une rare beauté. Le cinéma est essentiel, là où il transmet des émotions fortes dans leur hallucinante limpidité. L’exil ne doit pas être l’exclusivité des chaînes d’info en continu, surtout quand il est question de désir. Désir pour un ailleurs, désir pour celui qui revient. Mati Diop réussit à nous emplir de l’espoir que tout n’est pas perdu, pour les jeunes sénégalais engloutis par l’Atlantique, pour les jeunes français suspendus aux lèvres d’un commentateur. Alors oui, ce regard auteuriste souffre par endroits d’un manque de rythme, plus monocorde qu’il ne devrait l’être par ce qu’il porte. Bien davantage, l’émotion passe par une photographie ardente, ses acteurs inconnus, son ambition sentimentale. Par l’objectif, on se met à regarder l’autre différemment. Celui qui espère notre pays plus que celle qu’il aime, celui qui subit son destin face à des engrenages économiques qui le dépassent, celui qui n’a d’autre choix que se séparer du sable chaud de l’Atlantique pour tenter de rejoindre le ressac gris des côtes européennes. Celui et ceux dont désormais, on connaît le visage.

ATLANTIQUE

De Mati Diop
Avec Mama Sané, Amadou Mbow, Ibrahima Traore

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